analyse: L'onirisme japonais

Le fantastique onirique dans la littérature japonaise contemporaine, illustrée à l’aide de La Petite pièce hexagonale de Yoko Ogawa et de Le Passage de la nuit d’Haruki Murakami.

Selon Sigmund Freud, « l’inquiétante étrangeté » est un sentiment de frayeur qui se rattache aux choses connues depuis longtemps. L’auteur illustre ce concept au nom allemand, impossible à traduire littéralement en français, en parlant de coïncidences étranges, de pressentiments inexplicables, d’impressions de déjà vu et de rencontres improbables, et ce, autant dans la vie réelle que dans la vie artistique[1]. D’un côté plus littéraire, le style onirique est une branche du style fantastique. C’est une façon d’écrire, un style, une ambiance que l’écrivain exploite.
            On peut d’ailleurs rattacher ce concept au mot « onirisme ». En effet, l’onirisme est décrit, en psychologie, comme étant une activité mentale qui ressemble au rêve, mais qui est vécue dans l’état de veille. De façon plus concrète, le cerveau du sujet fait des rêves éveillés. C’est-à-dire que le sujet a des hallucinations qui se rattachent au rêve alors qu’il est parfaitement réveillé.
Haruki Murakami, He Wanna Talk, 8 octobre 2009
Je tenterai, ici, de définir le style onirique en littérature. Je relèverai les caractéristiques de l’onirisme qui me semblent les plus évidentes et illustrerai mes propos à l’aide de deux livres japonais, qui me semblent être des œuvres littéraires emblématiques du style onirique. D'ailleurs, l’onirisme est présent partout dans la culture japonaise. Le passage de la nuit (2004) d’Haruki Murakami est une œuvre entièrement construite sur l’incertitude d’être dans un rêve ou dans la réalité. Une jeune femme nommée Mari passe la nuit à l’extérieur de chez elle et fait la rencontre de plusieurs personnages qui vont changer la perception qu’elle a de la vie qu’elle mène. Haruki Murakami est reconnu comme un des plus grands auteurs postmodernes. Il a gagné deux prix (le “Franz Kafka Prize” et le “Jerusalem Prize”) pour deux des 65 ouvrages écrits jusqu’à présent. La petite pièce hexagonale (2004)  de Yoko Ogawa tangue et alterne entre le rêve et la réalité. Une femme découvre un petit commerce de « boîte à raconter » qui alimente sa curiosité de jour en jour. Yoko Ogawa est diplômée de l’Université Waseda et a remporté cinq prix (Prix Akutagawa, Prix Tanizaki, Prix Izumi, Prix Yomiuri, et le Prix Kaien) pour deux des 38 documents écrits jusqu’à maintenant.
1.         Le récit onirique selon Louis Vax.
            Un des premiers ouvrages traitant de la littérature fantastique est La séduction de l’étrange écrit par Louis Vax en 1965. Pour Vax, le fantastique est très difficile à classer de façon objective; le fantastique apparait quand le réel ou l’objectivité se confond avec l’irréel ou la subjectivité. Selon cet auteur, le fantastique se voit lorsqu’il y a une rupture dans les « constances du monde réel »[2]. Cette rupture proviendrait du fait que l’esprit tente toujours d’expliquer ce qui est irréel par des explications rattachées au réel. Autrement dit, l’esprit qui rencontre une constante improbable tente de l’expliquer ou de le démontrer comme étant fausse à l’aide de ce qu’il connait et sait; ou encore, simplement de l’éliminer et de ne plus en tenir compte[3].
1.2         Dans La petite pièce hexagonale.
Un passage de La petite pièce hexagonale illustre bien ce que Vax affirme. Ce passage n’a pas de réel lien avec l’histoire principale. En effet, il survient à un moment où le personnage principal reste passif et réfléchit à sa situation.
Dans cet extrait, le personnage explique au lecteur le traitement qu’elle suit pour son mal de dos.  
La couverture m’immobilisait, je ne pouvais même pas cligner des yeux. Et pendant ce temps-là, l’eau continuait à bouillir. Alors, je me résignais à fermer les yeux. Je sentais bien que ma colonne vertébrale s’étirait. Les fibres musculaires se déchiraient, les ligaments se contractaient, les disques intervertébraux ressortaient, la moelle coulait et finalement mon squelette se désintégrait en mille morceaux[4].
Le lecteur ne peut pas concevoir que l’on offre comme traitement au mal de dos une telle torture. À notre époque, il est inacceptable de se faire traiter ainsi, et ce, par des professionnels de la santé. Parce que le lecteur ne peut pas expliquer rationnellement pourquoi on traite le personnage principal ainsi, il oublie ce passage qui lui paraît inutile puisqu’il ne sert pas l’histoire et ne fait que le désorienter dans le fil conducteur du récit, ce qui augmente l’effet de flou et de rêve dans l’esprit du lecteur, d’autant plus qu’il ne peut rattacher ce passage à l’histoire principale.
1.3       Dans Le passage de la nuit.
            Dans Le passage de la nuit, cet effet se présente d’une façon semblable, mais de façon plus subtile.
            À ce moment de l’histoire, Mari et Takahashi ressortent du restaurant où ils s’étaient donné rendez-vous et se rendent dans un square à proximité.
Dans le square, à l’approche de quatre heures du matin, eux deux (Mari et Takahashi), et personne d’autre. La lune blanche de la fin d’automne flotte dans le ciel comme une lame aiguisée. Mari a sur les genoux un chaton blanc; elle lui donne à manger le sandwich qu’elle avait emballé dans un mouchoir en papier. Le chaton apprécie. Mari lui caresse doucement le dos; un peu à l’écart, d’autres félins observent la scène. […] Un gros chat brun sorti de nulle part vient frotter sa tête sur les jambes de Takahashi. Celui-ci s’accroupit et le caresse. Puis il sort le hampen de sa poche, déchire l’emballage en plastique et donne au chat la moitié du pâté. Ce dernier l’avale de bon appétit. […] Lorsque le chaton constate qu’il n’y a plus de sandwich au thon, il se redresse et saute des genoux de Mari. Il disparaît dans les buissons en quelques bonds. […] Takahashi lance le reste de hampen vers des chats qui se sont approchés. Ils le reniflent suspicieusement avant de le dévorer, comme enivrés[5].
Le lecteur ne peut pas concevoir que des chats agissent ainsi de façon naturelle. En effet, dans la nature, les chats ne sont pas si nombreux à partager le même territoire et ne sont pas attirés par les humains. Le lecteur a de la difficulté à s’imaginer la scène de sorte qu’elle ait l’air réaliste et ne peut pas expliquer pourquoi les chats agissent ainsi. Pour pallier cet inconvénient, le lecteur juge la scène comme étant inutile à l’histoire et l’éjecte donc de sa mémoire, mais sans parvenir à éjecter le sentiment qui accompagne cette scène. Ce stratagème subtil de l’auteur augmente l’effet de flou et de rêve du récit.
1.4       Comparaison.
            Dans chacun des livres, la situation est réaliste, mais peu probable. De plus, elle ne sert pas l’histoire, du moins à première vue. Elle ne sert pas l’histoire, mais est très utile à l’auteur pour installer une ambiance de rêve.
            Pour pallier la désagréable sensation de ne pas être capable d’expliquer un fait, et donc d’être face à une situation inconnue, le lecteur opte pour une façon simple de régler le problème, soit de le rayer de sa mémoire sans toutefois oublier le sentiment rattaché à cette situation. 
2.         Le récit onirique sur le plan de la forme.
            En plus de, comme Vax, souligner le fait que le lecteur ne sait pas expliquer les côtés irréels par des faits réels, Tzvetan Todorov (Introduction à la littérature fantastique, 1970) ajoute que le personnage lui-même ne sait généralement pas s’il est dans une situation réelle ou non. De plus, Irène Bessière ajoute dans son ouvrage intitulé Le récit fantastique. La poétique de l’incertain (1974), dans la section consacrée au récit onirique, que le personnage agit généralement de façon passive, c’est-à-dire qu’il subit les évènements et se laisse porter par ceux-ci.  Cette hypothèse explique pourquoi le lecteur, en s’identifiant au personnage, ne sait pas lui non plus s’il a affaire à une situation rationnelle ou irrationnelle.   
2.1       Dans La petite pièce hexagonale.
            Un extrait de La petite pièce hexagonale illustre bien le propos d’Irène Bessière. En effet, le personnage ne décide pas par lui-même de ses actions : c’est une force extérieure à celui-ci qui s’en charge:
Je me suis changée rapidement comme d’habitude, puis, après avoir mis du rouge sur mes lèvres et peigné mes cheveux, me suis apprêtée à passer devant le canapé sans rien dire. Cela n’aurait pas dû poser de problème. Et pourtant, je me suis arrêtée à son niveau. Je me demande ce qui m’a pris. Parfois il me vient un instant, comme une crise, de curiosité extrême, mais en général je ne vais pas plus loin[6].
On peut bien voir que le personnage principal n’agit pas totalement par sa propre volonté. En effet, elle pense : «  Je me demande ce qui m’a pris ». Cette simple phrase indique clairement au lecteur qu’elle n’a pas agi par elle-même. Une instance extérieure au personnage, ou du moins hors de sa conscience a pris en charge, pour un moment, ses faits et gestes, comme dans un rêve. On remarque, à la poursuite de la lecture, que le personnage agit très souvent en fonction de cette étrange instance et que l’intrigue est menée, d’un bout à l’autre, par ce même phénomène. On pourrait penser que ce phénomène est le destin, la fatigue intense ou encore un moment de délire psychologique très léger.
De plus, l’utilisation des verbes au participe passé mentionne au lecteur que le personnage n’a pas réfléchi à son action alors qu’elle le faisait. Cet aspect renforce le fait que l’étrange instance a pris possession de son corps et de son esprit. Il ne faut toutefois pas penser que le personnage n’est pas conscient de ce qu’elle est en train de puisqu’elle est toujours consciente de ses gestes alors qu’elle les accomplit. Exactement comme dans un rêve.
2.2       Dans Le passage de la nuit.
            Dans Le passage de la nuit, de phénomène nous apparaît de façon plus concrète puisqu’il illustre une scène qui survient de temps en temps dans nos vies.
            Dans cet extrait, Takahashi entre dans le restaurant où Mari, le personnage principal, se trouve. Il se dirige vers elle et commence à lui faire la conversation.
Excuse-moi, lui demande-t-il (Takahashi), je me trompe peut-être, mais tu ne serais pas la petite sœur d’Éri Assaï? » La fille (Mari) ne répond rien. Elle l’observe comme on le ferait d’un arbuste, au fond de son jardin, qui aurait poussé de manière démesurée. Le garçon poursuit : « On s’est déjà rencontrés, non? Euh… Toi, tu es Yuri. Une syllabe de différence. – Mari », corrige-t-elle simplement. Elle reste sur ses gardes. Le garçon lève son index. « C’est ça! Mari. Éri et Mari. Une syllabe d’écart. Tu ne te souviens pas de moi, hein? » Mari penche légèrement la tête. Est-ce que cela signifie oui? Non? Elle ôte ses lunettes, les pose près de sa tasse. L’hôtesse s’approche et demande : « Vous êtes ensemble? – Oui, oui », répond le garçon. L’hôtesse pose les menus sur la table. Le garçon s’assoit en face de Mari et dépose son étui. Puis il l’interroge à brûle-pourpoint : « Je peux  m’assoir un peu ici? Dès que j’ai fini de manger, je m’en vais. J’ai un rendez-vous ailleurs[7].
Le lecteur se rend compte que Mari ne contrôle pas les évènements qui meublent sa soirée. En effet, c’est un autre personnage, ici Takahashi, qui mène le bal et qui lui impose sa présence. Tout au long du récit, on se rend compte que c’est toujours les autres personnages qui prennent ses décisions et qui lui organisent, pratiquement de force parfois, sa nuit.
L’utilisation du présent comme temps de verbe est très pertinente puisqu’il ajoute à l’effet de spontanéité et de précipitation des évènements. Le présent ne laisse pas le temps à Mari de réfléchir à ce qui se passe que déjà, l’action est finie. Le lecteur a l’impression que les personnages poussent Mari dans une situation et la laissent ensuite se débrouiller avec les conséquences qui y sont rattachées. Les autres personnages ne disparaissent pas pour autant, mais ne font qu’observer ou parfois entrer très légèrement dans l’action.
Comme le personnage principal, le lecteur n’a pas le temps de réfléchir à ce qui s’est passé et tout de suite, il et entraîné par un nouveau personnage dans un nouvel endroit avec une nouvelle aventure.  Cet aspect ajoute à l’effet du rêve, dans lequel on est balloté d’un lieu, d’un temps, d’un personnage à l’autre sans réelle transition.
2.3       Comparaison.
            On remarque que dans chacun des romans, le personnage obéit à différentes instances. Dans La petite pièce hexagonale, le personnage obéit à ce qu’on pourrait appeler « le destin » alors que dans  Le passage de la nuit, Mari obéit aux demandes des autres personnages. Dans chacun des cas, ce n’est pas lui qui décide de ses actions, et ce, même s’il est toujours conscient de ce qu’il fait. Le fait que les personnages ne réfléchissent pas avant de poser des actions permet à l’auteur de transporter et de balloter le lecteur au même rythme que les personnages. Ainsi, l’auteur impose au lecteur une ambiance irréelle, qui se rapproche efficacement du rêve. 
3.         Le style gras et le style maigre.
            Jean Fabre (Le miroir de sorcière, 1992) essaie lui aussi de différencier le récit fantastique du récit merveilleux. Pour lui, le récit fantastique illustre le conflit entre deux modes de pensées, soit la pensée rationnelle et la pensée imaginative, alors que le récit merveilleux n’illustre qu’un mode de pensée, celui du narrateur qui dicte ce qui est et ce qui n’est pas réel. Fabre note également une différence entre deux styles de fantastique. Il différencie un style plus « gras » et un style plus « maigre ». Fabre écrit : « Le premier, une tendance plus expressive et baroque, plus près du sens de l’odorat et du toucher, et le second, une avenue plus précise et épurée, ayant davantage à voir avec le regard […] »[8]. Les auteurs du fantastique utilisent généralement ces deux styles dans un même récit, tout en tentant de garder un certain équilibre entre ceux-ci.  
3.1       Dans La petite pièce hexagonale.
            Le personnage principal doit aller cherche des morceaux de céramique chez un homme. Lorsqu’elle entre chez cet homme, elle se sent étrangement attirée par lui et de façon très naturelle, elle en vient à faire l’amour avec lui. Elle est couchée sur le plancher de l’atelier de l’homme. 
C’était dur sous mon dos, avec des morceaux de céramique et du sable. Quelque chose m’avait piquée et ça saignait peut-être. Son torse était large, ses bras épais, et sa peau avait un aspect trouble, aux couleurs de la feuille de plastique. Il traitait mon corps avec précaution. Comme s’il voulait me guider gentiment vers le fond du marais obscur. La rumeur de l’usine et le cognement de la tôle ondulée me parvenaient de loin. Je n’avais pas du tout peur. À un moment, un pot qui se trouvait sur la table tomba et se cassa. Des morceaux arrivèrent sur mes jambes. Je voulus me redresser, inquiète à l’idée de ce qui arriverait s’il s’agissait d’une pièce importante, mais il appuya légèrement ses mains sur mes épaules comme s’il voulait me signifier que cela n’avait pas d’importance[9]. 
La sensation du toucher que l’auteur illustre est clairement mise de l’avant. Les descriptions des sensations du personnage sont longues, précises et imagées. Cette particularité permet au lecteur de sentir, en même temps que le personnage, le sable, les morceaux de céramique et la toile de plastique dans son dos. D’autres sens sont également exploités ici puisque le lecteur peut en effet, sentir l’odeur de la poterie, du renfermé ainsi qu’entendre le bruit aigu et désagréable de la poterie qui se casse sur le plancher de ciment.
Ces descriptions font partie de l’aspect plus réel à quoi le lecteur peut s’accrocher pour ne pas sombrer totalement dans l’irréel. Cela permet à l’auteur de garder un certain contrôle sur l’effet de tangage entre le réel et la fiction et ainsi, de garder l’attention du lecteur. On remarque d’ailleurs que les moments où le récit penche plus dans l’effet de réel, les propos sont concrets, et se rattachent à quelque chose que le lecteur connait. Par contre, les moments où le récit tant vers l’irréel, l’écriture et le sujet abordés sont plus flous et moins tangibles (voir point 1.2).
3.2       Dans Le passage de la nuit.
            Au tout début du roman, le narrateur prend trois pages pour décrire le personnage que le lecteur suivra durant tout le roman.
Notre regard balaie la salle et se pose sur une fille seule, installée côté vitrine. Pourquoi elle? Pourquoi pas quelqu’un d’autre? Aucune  raison spéciale à cela, mais cette fille attire notre regard – naturellement. Elle est assise à une table pour quatre personnes, elle lit un livre. Elle porte un jeans bleu, un sweat gris à capuche et des tennis jaunes délavées. Un blouson de sport est posé sur le dossier de la chaise d’à côté. Il ne semble pas très neuf non plus. L’âge de la fille : étudiante de première année. Elle n’est plus une lycéenne mais elle en conserve l’allure. Des cheveux noirs, courts et raides. Presque pas maquillée. Aucun accessoire. Un visage menu. Des lunettes à monture noire. De temps à autre, des rides se marquent entre ses sourcils, lui donnant une expression sérieuse[10].
            Il est très clair que l’auteur promeut et met de l’avant les descriptions visuelles, que ce soit par la couleur, la lumière, l’usure des objets, leur forme ou leur utilité. D’ailleurs, durant les trois pages de descriptions, le narrateur ne usage que de descriptions visuelles et n’utilise pas d’autres procédés pour situer le lecteur. En effet, il n’y a pas de métaphores, de comparaisons ou même de descriptions sensitives ou auditives; l’auteur ne s’en tient qu’aux descriptions visuelles. Aussi, elle est extrêmement longe, ce qui montre à quel point l’auteur utilise ce procédé de bon cœur.
            La description fait référence à quelque chose de connu du lecteur et est construite de façon à ce que le lecteur entre de plus en plus dans l’intimité du personnage. En effet, on passe de choses peu intimes, soit ses vêtements, puis son âge et enfin une caractéristique bien à elle, le fait qu’elle fronce les sourcils de temps en temps et que ça lui donne un visage sérieux. Le lecteur a ainsi l’occasion de se familiariser avec le personnage principal et de s’en faire une image mentale. Le fait de décrire ainsi le personnage relève plus du côté réel que fictif, mais permet au lecteur de s’identifier au personnage et d’être sensible à son sort.  
3.3       Comparaison.
            Dans La petite pièce hexagonale, si on se fit aux propos de Fabre, le style est plutôt gras. En effet, dans les passages descriptifs, on remarque que l’auteur utilise les descriptions sensitives. Cette façon de procéder ne permet pas au lecteur de s’identifier au personnage. Par contre, ce style offre une vision plus floue et moins concrète des évènements, ce qui fait que les descriptions précédentes dans La petite pièce hexagonale se rattachent au côté irréel et incertain du récit onirique. Au contraire, dans Le passage de la nuit, on remarque que le style est plutôt maigre puisque l’auteur utilise abondamment les descriptions visuelles. Ce style permet au lecteur de s’identifier au personnage. Cette façon de procéder a le désavantage de rendre la scène extrêmement réaliste, mais permet un jeu de focalisation et de narration qui rappelle le déroulement du rêve.
4.         La narration et la focalisation.
            Michel Lord (La logique de l’impossible, 1995) s’attarde plus à la forme du récit fantastique qu’à son fond. Pour lui, la narration du récit fantastique sert à la vision floue, notamment dans l’espace du récit. En effet, le narrateur, qu’il soit interne ou externe, change fréquemment de focalisation, il glisse, bouge, tourne autour des éléments pour donner au lecteur plusieurs angles d’approche d’un même élément. Ce procédé aide à mixer les éléments irréels avec ceux réels de façon subtile et naturelle, pour ainsi créer du fantastique[11]. 
4.1       Dans La petite pièce hexagonale.
            Le personnage principal file à travers la ville deux femmes qui l’intriguent.
Toujours est-il qu’elles avançaient toutes les deux. Je passai devant la clinique orthopédique où l’on soignait mon dos, traversai le carrefour qui conduisait au littoral et, en suivant la route de la zone industrielle qui faisait une large courbe sur la droite, arrivait au stade[12].
On remarque que la fonction du narrateur est particulière. En effet, puisque le narrateur est à la fois interne et externe, le personnage principal, qui est à la fois le narrateur, choisit de montrer au lecteur ce qu’il veut lui montrer, saute parfois quelques détails ou préfère passer plus rapidement sur certains éléments. Cet aspect influence donc la focalisation, qui est parfois interne et parfois externe. En effet, quand le narrateur se voit accomplir une action, il utilise une focalisation externe pour ainsi préciser ou analyser un élément, par exemple : « Toujours est-il qu’elles avançaient toutes les deux ». Au contraire, quand le personnage accomplit l’action, et ce, très souvent sous le contrôle de ce qu’on peut appeler « le destin », la focalisation change et devient interne. L’utilisation du passé simple aide grandement à le faire comprendre, par exemple : "Je passai devant la clinique orthopédique où l’on soignait mon dos […]».
4.2       Dans Le passage de la nuit.
            Au début du deuxième chapitre, le narrateur prend le rôle d’une caméra et, comme au cinéma, montre au lecteur les choses de différents points de vue et de façon très descriptive.
Nous nous confondons avec un œil qui regarde, ou mieux, peut-être, avec un regard caché qui vole l’image de cette femme. Devenu caméra suspendue en l’air, notre œil est apte à se déplacer librement dans la chambre. Pour le moment, la caméra se trouve au-dessus du lit et cadre le visage endormi de la femme. De temps en temps, les angles de vue changent, tout comme des yeux qui clignent[13].
            La focalisation est très particulière. En effet, elle se présente sous forme de caméra qui se déplace à la façon d’un traveling, qu’il soit arrière ou horizontale et qui effectuerait des mises au point et des zooms. Le narrateur contrôle ces déplacements de caméra, mais doit ainsi toujours garder une focalisation externe aux personnages, et ce, même s’il agit comme un « narrateur-dieu » et qu’il a accès aux pensées et aux sentiments des personnages. Le fait de pouvoir, en tant que lecteur, incarner un personnage, soit celui de la caméra, donne l’impression de faire partie du livre. Un lecteur a toujours l’impression d’espionner les personnages de son livre, mais ici, l’auteur le lui fait remarquer de façon claire, de sorte qu’il en prenne réellement conscience. Le lecteur ne sait donc plus s’il est à l’intérieur ou à l’extérieure du roman et donc de l’action, exactement comme dans un rêve.
4.3       Comparaison.
            La narration et la focalisation sont extrêmement bien construites dans chacun des livres. Dans La petite pièce hexagonale, c’est la narration qui dicte la forme que prendra la focalisation, alors que dans Le passage de la nuit, c’est tout le contraire; la focalisation dicte la forme de narration.
Bref, la littérature fantastique est essentiellement un jeu entre le vrai et le faux où le lecteur doit accepter de se perdre dans un mélange de réel et d’irréel.

En somme, lorsqu’on prend la peine de comparer deux livres de style onirique en choisissant des aspects précis de ce style, on se rend compte que ces livres que l’on croyait semblables se révélèrent totalement différents. En effet, même si La petite pièce hexagonale et Le passage de la nuit sont des romans que l’on peut catégoriser comme étant oniriques, on remarque qu’ils se distinguent de plusieurs façons. Principalement par la focalisation et la narration radicalement différente dans chacun des livres. L’histoire est également très différente d’un livre à l’autre.

            Lorsqu’on s’intéresse au sujet, soit l’onirisme, on découvre rapidement qu’il est présent dans toutes les sphères artistiques. Le meilleur exemple est celui de Sabine Pigalle. En effet, ses photos montrent toujours des femmes dépersonnalisées. Elles son toutes peinturées en blanc, ce qui leur enlève beaucoup de traits. Par contre, la photographe décide de leur attribuer une ou plusieurs caractéristiques qui leur confèrent une personnalité. Comme dans les romans de Murakami et d’Ogawa, les personnages sont dépersonnalisés et les auteurs leur attribuent quelques caractéristiques personnelles, mais toujours de façon modérée pour que le lecteur puisse s’identifier.   


MÉDIAGRAPHIE
            Articles périodique
Frétard, Dominique, Lloyd Newson, chorégraphe anti-Prozac, Le Monde, [s.l.], [s.é.], 2003, p.6
Chimienti, Pablo, Cinéma : une vérité entre onirisme et réalisme, Le Quotidien, [s.l.], [s.é.], 2009, [n.p.]
Ceccatty, René, « Le Japon au creux de la main », Le Monde, p.LIV3, 13 avril 2007, dans Eureka, [article en ligne], (site consulté le 11 février 2011)
Clavel, André, « Sur la scène de la cruauté nippone », Le Temps, 24 juillet 2004, dans Eureka, [article en ligne], (site consulté le 11 février 2011)
Desmeules, Christian, « Les nus et les morts de Yôko Ogawa », Le Devoir, p.F5, 6 décembre 2003, dans Eureka, [article en ligne], (site consulté le 11 février 2011)
Grinsolia, Michel, « Méfiez-vous des eaux calmes d’Ogawa », Lire, p.90, juin 2004, dans Eureka, [article en ligne], (site consulté le 11 février 2011)
Harang, Jean-Baptiste, « Vestiges de la mort », Libération, p.1, 2,3, 25 septembre 2003, dans Eureka, [article en ligne], (site consulté le 11 février 2011)
Postec, Vannessa, « La forêt magique de Yoko Ogawa », La Croix, p.18, 26 juillet 2007, dans Eureka, [article en ligne], (site consulté le 11 février 2011)
Arang, Catherine, « Maladroitement baroque », Lire, p.82, avril 2002, dans Eureka, [article en ligne], (site consulté le 11 février 2011)
Evene, « Yoko Ogawa », Evene, 8 décembre 2009, dans Eureka, [article en ligne], (site consulté le 11 février 2011)
Clavel, André, « Yôko Ogawa, maîtresse des ténèbres », Le Temps, 23 septembre 2000, dans Eureka, [article en ligne], (site consulté le 11 février 2011)
De Ceccatty, René, « Yôko Ogawa devant l’hôtel des morts », Le Monde, p.4, 29 août 2003, dans Eureka, [article en ligne], (site consulté le 11 février 2011)
Harang, Jean-Baptiste, « Ogawa essaime », Libération, p.6, 19 octobre 2000, dans Eureka, [article en ligne], (site consulté le 11 février 2011)
Severin, Agnès, « Tokyo Électrique », Le Figaro Littéraire, p.LIT5, 1 février 2005, dans Eureka, [article en ligne], (site consulté le 11 février 2011)
Clavel, André, « Inconscient Soleil-levant », L’Express, p.82, 4 janvier 2007, dans Eureka, [article en ligne], (site consulté le 11 février 2011)
Clavel, André, « Le passeur de l’invisible », Lire, p.72-73, février 2007, dans Eureka, [article en ligne], (site consulté le 11 février 2011)
Chiuch, « Jusqu’au bout de la nuit avec Haruki Murakami », Tribune de Genève, p.27, 26 février 2007, dans Eureka, [article en ligne], (site consulté le 11 février 2011)
Darge, Fabienne, « Voyage hypnotique au cœur de la solitude des foules modernes », Le Monde, p.28, 5 octobre 2004, dans Eureka, [article en ligne], (site consulté le 11 février 2011)
Clavel, André, « Un vertigineux empire des songes », Le Temps, 6 janvier 2007, dans Eureka, [article en ligne], (site consulté le 11 février 2011)
Nils C., Ahl, « Haruki Murakami, façon Godar », Le Monde, p.LIV4, 5 janvier 2007, dans Eureka, [article en ligne], (site consulté le 11 février 2011)
Evene, « Le passage de la nuit », Evene, 19 avril 2009, dans Eureka, [article en ligne], (site consulté le 11 février 2011)
Paquette, Emmanuel, « Deux cœurs perdus dans la nuit » Les Échos, p.11, 16 janvier 2007, dans Eureka, [article en ligne], (site consulté le 11 février 2011)
Schneider, Michel, « La nuit après la nuit », Le Point, p.98, 5 avril 2007, dans Eureka, [article en ligne], (site consulté le 11 février 2011)
Kuffer, « L’inconsolable désir de vivre », 24 Heures, p.12, 16 janvier 2007, dans Eureka, [article en ligne], (site consulté le 11 février 2011)
Le bien public, « Voyage au bout de la nuit », Le Bien Public, 4 janvier 2007, dans Eureka, [article en ligne], (site consulté le 11 février 2011)
Lemasson, Alexandra, « Le passage de la nuit », Magazine Littéraire, p.73, janvier 2007, dans Eureka, [article en ligne], (site consulté le 11 février 2011)
Colombo-lee, Claude, « La nuit hypnotique de Murakami », La Croix, p.12, 4 janvier 2007, dans Eureka, [article en ligne], (site consulté le 11 février 2011)
Coste, Philippe, « Murakami voyageur solitaire », L’express, p.102, 5 janvier 2006, dans Eureka, [article en ligne], (site consulté le 11 février 2011)
Lorrain, François-Guillaume, « Il court, il court, Murakami », Le Point, p.100, 18 juin 2009, dans Eureka, [article en ligne], (site consulté le 11 février 2011)
Sites internet
Stroka, Damien, Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick, [article en ligne], [s.d.] [http://www.objectif-cinema.com/analyses/147.php], (article consulté le 13 mars 2011)
Babelio, Onirisme, [en ligne], [s.d.] [http://www.babelio.com/livres-/onirisme/1833], (article consulté le 13 mars 2011)
Dezie, Onirisme : les images de Sabine Pigale, [en ligne], [s.d.] [http://www.dezie.fr/2009/02/27/onirique-les-images-de-sabine-pigalle/], (article consulté le 13 mars 2011)
            Livres
Lapalme, Marie-Claude, Comme des galèts sur la grève (nouvelle), suivi de rêver le réel : l’espace dans la nouvelle fantastique onirique (essai), Sherbrooke, 2009, 587 p.
Morin, Lise, La Nouvelle Fantastique québécoise de 1960 à 1985 : entre le Hasard et la Fatalité, Canada, Éditions Nota Bene, 240 p.


[1] S. Freud, L’inquiétante étrangeté, [en ligne], 13 mars 2011
[2] L Vax, cité par Marie-Claude Lapalme dans Comme des galets sur la grève (nouvelle), suivi de rêver le réel : l’espace dans la nouvelle fantastique onirique (essai). p. 152
[3] L Vax, cité par Marie-Claude Lapalme dans Comme des galets sur la grève (nouvelle), suivi de rêver le réel : l’espace dans la nouvelle fantastique onirique (essai). p. 155
[4]  Y. Ogawa, La petite pièce hexagonale, p.21
[5]  H. Murakami, Le passage de la nuit, p.135 à 144
[6]  Y. Ogawa, La petite pièce hexagonale, p.7
[7]  H. Murakami, Le passage de la nuit, p.12
[8]  Marie-Claude Lapalme dans Comme des galets sur la grève (nouvelle), suivi de rêver le réel : l’espace dans la nouvelle fantastique onirique (essai). p. 121
[9]  Y. Ogawa, La petite pièce hexagonale, p.99
[10]  H. Murakami, Le passage de la nuit, p.9
[11] M Lord, cité par Marie-Claude Lapalme dans Comme des galets sur la grève (nouvelle), suivi de rêver le réel : l’espace dans la nouvelle fantastique onirique (essai). p. 161
[12]  Y. Ogawa, La petite pièce hexagonale, p.39
[13]  H. Murakami, Le passage de la nuit, p.29